אני
Je
أنت
Tu
אנחנו
Nous
Je n’avais pas conscience du bouleversement que j’allais vivre. Je n’avais pas compris l’acte fort et personnel que cela constituait. J’étais terrifié de me confronter au conflit, à la fois extérieur et intérieur, qui imprègne cette terre : Israël. Cette terre déchirée, ce lieu d’espoir et de désillusion, m’appelait comme une énigme à résoudre, un dialogue à entamer.
Au lendemain d’une année d’allers-retours, pénétré par la lumière, j’entrepris l’exil. Je me délestai de mon existence antérieure. Quitter tout ce que j’avais, m’aventurer dans l’inconnu. Suivre mon intuition photographique et fixer des instants.
Aller vers l’Orient, c’était aller à la rencontre des vestiges et des fantômes. Ce départ était une tentative de réconciliation avec l’histoire – personnelle, collective.
Dieu n’a cessé de rendre la lumière fragile, où l’hébreu et l’arabe se confondent en un commun écho, archéologie d’un territoire fragmenté, où les identités jaillissent et se brisent, laissant place à l’infatigable conquête de l'identité.
Ce voyage dans l’inconnu n’était pas une fuite, mais une tentative de réparation – non pas du passé, mais du présent. Je portais en moi l’intuition d’une réparation par l'acte photographique. Chaque image était un dialogue, une prière silencieuse pour rendre visible ce que les récits dominants relèguent à l’ombre.
Dans cet exil volontaire, ma trajectoire devenait un chemin spirituel, une quête pour redonner sens à un état de judaïté oublié, dépossédé. Mon identité, longtemps éclipsée par un héritage divisé – un père juif, une mère non juive –, cherchait à s’inscrire pleinement, non pas dans des dogmes, mais dans une fraternité vivante.
Photographier, c’était ma manière d’apporter à l’autre une promesse : celle d’un avenir commun en Israël. Être frère sans frontière, au-delà des murs réels et symboliques.
J’avais alors 38 ans, sans connaissance talmudique, un hébreu balbutiant, aucun parent sur place et peu de moyens. Tout semblait me désarmer, mais cette dépossession était peut-être une chance. Les codes s’effaçaient, le langage se taisait, et l’ivresse photographique prenait possession de moi.
Chaque pas sur cette terre me portait vers des identités qui se dessinaient en un écho. Du rayonnement des villes à l’appauvrissement des hommes, de Jaffa à Lod, de Jérusalem à Ramle, je traversais des espaces où l’histoire des guerres s’effilochait pour laisser place à l’intime, au secret, à l’invisible.
Ce n’était pas la carte postale idéalisée du retour, mais une confrontation directe à mes propres tourments, alors qu’Israël imposait ses propres tensions, ses propres paradoxes et mes questionnements.
À Jérusalem, l’errance portait une profondeur particulière. Chaque pierre de cette ville, chargée de siècles de prières et de conflits, semblait être un miroir tendu, reflétant à la fois l’histoire collective et mes propres fractures. Entre ombre et lumière, sacré et profane, ma quête prenait forme, non pas dans l’affirmation d’une appartenance, mais dans une tentative de comprendre les silences, de regarder l’autre sans détour.
Photographier à Jérusalem, c’était se confronter à la multitude des voix, des récits qui s’entrechoquent sans jamais vraiment se rencontrer. Dans les zones dites « mixtes », là où tout semble séparé par des murs visibles et invisibles, j’ai découvert des fragments d’une humanité obstinée. Juifs, Palestiniens, Druzes, chrétiens, Érythréens, travailleurs sans papiers ou exclus du système, tous habitaient ces espaces fragmentés, mêlés, où les identités se croisent et se heurtent.
Ce n’était pas une quête d’affirmation, ni un défi lancé à l’histoire. Je ne cherchais pas à m’inscrire dans un récit juif ni à négliger celui des autres communautés. Je portais en moi une légitimité vacillante, une question persistante : qui étais-je ? Venu avec un regard d’étranger, à la fois dedans et dehors.
Dans chaque rencontre, chaque visage, je cherchais l’autre comme on cherche une partie de soi. Ces villes me confrontait à mes propres limites, à ma propre frontière intérieure. Les récits des uns et des autres, souvent opposés, m’invitaient à dépasser une vision binaire, à m’ouvrir à une complexité où les histoires s’entrelacent et se contredisent.
Au-delà du territoire, la tension entre pauvreté et lumière, entre division et coexistence, dessinait le cadre de mon errance. Je photographiais ces lieux comme on scrute un palimpseste, à la recherche des traces enfouies, des empreintes d’un dialogue possible. Les visages que je capturais, portaient en eux des récits de résistance, d’exclusion, mais aussi une promesse : celle d’un avenir où les divisions pourraient s’atténuer.
Ce long voyage n’était pas une fuite, mais une confrontation. Ni colonial, ni naïvement réparateur, il devenait une exploration des marges, de ceux qu’on ne regarde pas, qu’on n’entend pas. L’autre, dans ma photographie, n’était pas une abstraction, mais une présence vivante, un frère ou une sœur dont la réalité me renvoyait à mes propres questionnements.
Chaque pas sur cette terre, chaque cliché pris dans ces zones de tension et de convergence, était une tentative de rendre justice au présent, de témoigner de ce qui subsiste malgré tout. Une manière de m’ouvrir à cette vérité simple : l’autre, celui que je photographie, celui que je rencontre, est une partie de moi que je ne connais pas encore.